26
La pluie s’arrêta peu après minuit.
Au large, du côté de Bornholm, on voyait encore des éclairs. Mais l’orage n’avait pas atteint la Scanie. Lorsque les dernières gouttes cessèrent, Wallander s’éloigna de la lumière des projecteurs et descendit vers l’obscurité du rivage. Il y avait encore du monde autour du périmètre de sécurité ; au-delà, la plage était déserte. Il se retourna et leva les yeux vers les projecteurs étincelants. Les corps avaient été emportés, mais Nyberg et ses hommes travaillaient encore.
Il était descendu sur la plage pour faire ce dont il avait plus que tout besoin : réfléchir. Tenter de se faire une idée de ce qui s’était produit au juste, et de la manière dont ils devaient poursuivre.
La pluie avait laissé un parfum de fraîcheur. L’odeur d’algues pourries avait disparu. Il sentit que la chaleur s’attardait, malgré l’averse. Le ressac était imperceptible. Wallander urina dans l’eau en imaginant les îlots de sucre blanc dressés comme de petits icebergs dans ses veines. Il avait la bouche sèche en permanence, éprouvait parfois des difficultés à fixer des objets du regard et soupçonnait que son taux de sucre ne cessait de grimper.
Pour l’instant cependant, il ne pouvait rien faire. Après — lorsqu’ils auraient arrêté le tueur —, il prendrait un congé maladie.
À moins qu’il ne meure d’ici là d’une crise cardiaque.
Il se rappela la nuit, cinq ans plus tôt, où il avait été réveillé par une terrible douleur à la poitrine, en croyant à une attaque. À l’hôpital, le médecin avait parlé d’un « avertissement » — que Wallander s’était méthodiquement appliqué à oublier.
Son regard s’attarda sur l’eau. Au loin, il lui sembla deviner le reflet des lumières d’un grand bateau.
Puis il s’obligea à redevenir policier.
Il se mit à longer le rivage, lentement, en réfléchissant à tout ce qui s’était produit. Il avançait avec précaution, de peur d’oublier quelque chose ou de s’écarter de son cap intérieur. Il échafauda et démolit plusieurs hypothèses, associa et dissocia des idées disparates. Il imagina qu’il se faufilait dans les traces du tueur ; essaya de sentir sa présence tout près de lui. Rydberg parlait toujours des empreintes invisibles que laissait un tueur.
Elles étaient souvent décisives.
Pour Wallander, il ne faisait aucun doute que l’homme surgi de la mer, le baigneur à la serviette de bain rayée, était le tueur qu’ils cherchaient. D’ailleurs, il n’y avait pas d’autres candidats. C’était lui qui s’était tenu caché dans la réserve, sans doute derrière le fameux arbre. Et aussi dans l’appartement de Svedberg. Cette fois-ci, il était sorti de la mer. Sur la plage, il avait déterré son arme. Une voiture l’attendait à proximité.
Wallander avait déjà évoqué tout cela avec ses collaborateurs, en soulignant l’importance de rappeler aux témoins que l’homme à la serviette rayée était déjà venu au moins une fois sur la plage auparavant, et probablement plusieurs fois. Il s’était assis au même endroit, il avait creusé dans le sable. Cela s’était peut-être passé la nuit, mais pas nécessairement. Il leur fallait un signalement. Était-il grand ? Petit ? Se déplaçait-il d’une manière particulière ? Le moindre détail était important.
Il est forcément quelque part, pensa Wallander. L’enquête extérieure recoupe l’enquête intérieure. Si on ne le trouve pas au coin d’une rue, on le débusquera au coin d’un raisonnement. Il finira bien par se montrer, dans ce tas de paperasses qui augmente de jour en jour.
Il est forcément quelque part.
Wallander essaya de suivre la logique la plus simple, la plus fondamentale. Ils savaient que c’était le même homme ; rien n’indiquait qu’il y ait plus d’un tueur impliqué. Ils savaient aussi qu’il était très bien informé sur la ;vie et les habitudes de ses victimes. Sur leurs secrets surtout. Wallander avait déjà demandé aux policiers de Malmö de fouiller le studio de Rolf Haag, le photographe. Comment les jeunes mariés l’avaient-ils contacté ? Comment avaient-ils choisi le lieu de la séance ? Il fallait trouver le point décisif qui débloquerait toute l’enquête. Comme si l’enquête était un mur dont ils cherchaient le point faible.
Le tueur était donc très bien informé. Mais comment avait-il accès à ses informations ? Et quel était son mobile ? Deuxièmement, les meurtres de la réserve et celui des jeunes mariés présentaient une ressemblance frappante : dans les deux cas, des gens déguisés. Y avait-il d’autres dénominateurs communs ? C’était la question la plus importante. De quelle manière pouvait-on relier Torbjiörn Werner et Malin Skander avec, par exemple, Astrid Hillström ? Ils ne le savaient pas encore. Mais ils le découvriraient bientôt.
Wallander sentit qu’il était maintenant très près de découvrir la clé. Il la frôlait ; mais il ne pouvait la saisir. Pas encore. L’explication est peut-être simple, pensa-t-il. Si simple que je ne la trouve pas. Comme quand on cherche les lunettes qu’on a déjà sur le nez.
Il revint lentement sur ses pas. Les projecteurs brillaient au loin. Il décida de changer provisoirement de piste et de suivre Svedberg. Qui avait-il laissé entrer dans son appartement ? Qui était Louise ? Qui avait envoyé des cartes postales de différentes villes d’Europe ? Que savais-tu, merde ? Pourquoi n’as-tu pas voulu m’en parler ? Moi qui, selon Ylva Brink, étais ton plus proche ami.
Il s’immobilisa de nouveau. La question qu’il venait de poser prit soudain une importance énorme. Pourquoi Svedberg n’avait-il rien voulu lui dire ? Il n’y avait qu’une seule explication plausible : Svedberg espérait se tromper. Il soupçonnait une vérité terrifiante, et il avait peur de voir ses craintes avérées.
Il n’y avait pas d’autre possibilité.
Svedberg avait vu juste. Ses craintes étaient fondées ; il avait été tué pour cette raison.
Wallander avait rejoint le périmètre de sécurité, où les badauds contemplaient encore l’épilogue du sinistre spectacle auquel ils n’avaient pas assisté.
En arrivant aux dunes, il vit Nyberg qui prenait des notes dans son bloc.
— On a des empreintes de pas. De pieds, plus exactement, puisque le tueur n’avait pas de chaussures.
— Que vois-tu ?
Nyberg rangea son bloc dans une poche.
— Le photographe a été tué le premier, aucun doute là-dessus. La balle est entrée de biais, par la nuque. Cela signifie qu’il tournait le dos au tueur. Si le premier coup de feu avait été dirigé vers le couple, le photographe se serait retourné, et il aurait été abattu de face.
— Ensuite ?
— Difficile à dire. Je suppose que le marié a été tué juste après — un homme est potentiellement plus dangereux Enfin la jeune femme.
— Autre chose ?
— Rien que nous ne sachions déjà. Celui qui a tiré maîtrise son arme à la perfection.
— Sa main ne tremble pas ?
— Pas du tout.
— Tu vois donc un tueur calme, qui sait ce qu’il veut ?
Nyberg le dévisagea d’un air morne.
— Je vois un malade complètement glacial.
Nyberg n’avait pas d’autres éléments décisifs à lui signaler dans l’immédiat. Wallander se dirigea vers l’une des voitures de police et demanda à être raccompagné à Ystad. Sa présence n’était plus utile sur la plage.
En arrivant au commissariat, il constata que les téléphones du central sonnaient sans interruption. L’un des policiers chargés de prendre les appels lui fit signe d’approcher. Wallander attendit pendant qu’il terminait sa conversation. Apparemment, un homme soupçonné de conduite en état d’ivresse avait été repéré à Svarte, et le policier s’engageait à envoyer une patrouille le plus vite possible. Wallander savait que cette voiture n’arriverait jamais à Svarte, du moins pas au cours des prochaines vingt-quatre heures.
— Il y a eu un appel de la police de Copenhague. De la part d’un certain Kjaer. Ou peut-être Kraemp.
— Que voulait-il ?
— Te parler. Je crois que c’est à propos de la photo qu’on leur a envoyée.
Wallander prit le papier portant le nom et le téléphone du policier danois. Sans prendre la peine d’enlever sa veste, il s’assit à son bureau et composa le numéro. Les Danois avaient appelé peu avant minuit ; Kjaer ou Kraemp était peut-être encore là.
Un policier de garde décrocha. Wallander se présenta et patienta.
— Kjaer, j’écoute.
Wallander fut décontenancé ; il ne s’attendait pas du tout à une voix de femme.
— Kurt Wallander d’Ystad. Tu as cherché à me joindre.
— Bonsoir. Il s’agit de la photographie d’une femme qui s’appellerait Louise. Deux personnes se sont manifestées en disant la reconnaître.
Le poing de Wallander s’abattit sur la table.
— Enfin !
— J’ai moi-même parlé à l’un d’entre eux. Il paraît très fiable. Il s’appelle Anton Bakke et il est responsable de la communication d’une entreprise qui fabrique des meubles de bureau.
— Il la connaît ?
— Non. Mais il affirme l’avoir déjà vue, ici à Copenhague. Dans un bar près de la gare centrale. Il l’a vue plusieurs fois, dit-il.
— Il faut absolument qu’on parle à cette femme.
— Elle est soupçonnée de quelque chose ?
— Elle figure dans le cadre d’une enquête pour meurtre. C’est pour ça qu’on vous a transmis sa photo.
— J’ai entendu parler de l’histoire. Les jeunes qui faisaient la fête dans un parc. Et un policier.
Wallander l’informa des événements de la journée.
— Alors vous pensez que cette femme est impliquée ?
— Pas nécessairement. Mais j’ai des questions à lui poser.
— Par périodes, Bakke fréquentait ce bar plusieurs fois par semaine. Il la voyait à peu près une fois sur deux, a-t-il dit.
— Elle était seule ?
— Il n’en est pas sûr, mais il lui semble qu’elle était accompagnée.
— Lui as-tu demandé quand il l’a vue pour la dernière fois ?
— Oui, la dernière fois qu’il y est allé lui-même. À la mi-juin.
— Tu as dit qu’une deuxième personne s’était manifestée ?
— Un chauffeur de taxi qui affirme l’avoir transportée, ici à Copenhague, il y a quelques semaines.
— Un chauffeur de taxi confond souvent ses clients…
— Il s’est souvenu d’elle parce qu’elle parlait suédois.
— Était-il passé la chercher à une adresse ?
— Non, elle l’avait arrêté dans la rue, en pleine nuit. Au petit matin plutôt, vers quatre heures et demie. Elle devait prendre le premier ferry pour Malmö.
Wallander essayait de parvenir à une décision. Cette femme, Louise, restait très importante. Mais à quel point ? Après un instant de réflexion, il décida qu’il fallait la retrouver le plus vite possible. Ça ne pouvait pas attendre.
— Nous ne pouvons pas vous demander de l’arrêter, dit-il. Mais il faut que vous l’ameniez au commissariat et que vous la reteniez jusqu’à ce que quelqu’un d’entre nous puisse venir. Nous avons besoin de lui parler. C’est tout pour l’instant. On verra bien où ça nous mène.
— Ça ne devrait pas poser de problème, mais il faudra trouver une bonne raison…
— Prévenez-moi dès qu’elle se montre à nouveau dans ce bar. Comment s’appelle-t-il, au fait ?
— L’Amigo.
— Quelle réputation ?
— Bonne, à ma connaissance. Même s’il se trouve dans Istedgade, derrière la gare.
— Merci pour ton aide.
— On te rappelle dès qu’elle se manifeste. On peut aussi prévenir le personnel du bar. Quelqu’un sait peut-être où elle habite ?
— Non, le risque est trop grand qu’elle disparaisse.
— Tu as dit qu’elle n’était pas soupçonnée de quoi que ce soit ?
— C’est vrai. Mais je peux me tromper.
Kjaer comprit. Wallander nota son nom complet — elle se prénommait Lone — et plusieurs numéros de téléphone.
Il raccrocha. Il était une heure et demie. Il se leva lourdement et se rendit aux toilettes. Puis il but de l’eau à la cafétéria.
Quelques sandwiches desséchés traînaient sur une assiette. Il en prit un et entendit au même instant dans le couloir la voix de Martinsson qui parlait à l’un des policiers de Malmö. Ils entrèrent dans la cafétéria où Wallander, debout, finissait son sandwich.
— Du nouveau ?
— Personne n’a vu qui que ce soit, à part l’homme qui est sorti de la mer.
— Avons-nous un signalement ?
— On s’apprêtait à recouper nos informations.
— Où sont les autres ?
— Hansson est encore sur la plage. Ann-Britt Höglund a été obligée de rentrer chez elle, sa fille avait des vomissements.
— La police danoise a téléphoné. Ils ont trouvé Louise.
— C’est sûr ?
— Apparemment.
Wallander se servit un café. Martinsson attendait la suite.
— Ils l’ont arrêtée ?
— Il n’y a pas de motif suffisant. Mais elle a été vue par un chauffeur de taxi et dans un bar. La diffusion de sa photo dans la presse a donné des résultats.
— Elle s’appelle vraiment Louise ?
— Ça, on n’en sait rien.
Wallander bâilla. Martinsson bâilla. L’un des policiers de Malmö se frotta les yeux.
— Il faut faire le point, dit Wallander.
— Donne-nous un quart d’heure pour recouper toutes les infos. En plus, je crois que Hansson va arriver. On peut téléphoner à Ann-Britt chez elle, au besoin.
Wallander emporta la tasse de café dans son bureau. Il n’avait toujours pas enlevé sa veste. En s’asseyant, il renversa du café sur sa manche. Il posa la tasse avec brusquerie, arracha sa veste et la jeta dans un coin. En réalité, pensa-t-il, il s’en prenait au tueur.
Il attira à lui un bloc de papier où les fragments d’annotations alternaient à chaque page avec des pendus. Il trouva une feuille vierge et nota trois questions :
Comment se procure-t-il ses informations ?
Quel est son mobile ?
Pourquoi Svedberg ?
Il recula dans son fauteuil et considéra ce qu’il venait d’écrire. Il n’était pas satisfait. Il se pencha à nouveau et ajouta quatre lignes.
Pourquoi le télescope de Svedberg était-il chez son cousin ?
Pourquoi s’en prend-il à des gens déguisés ?
Pourquoi Isa Edengren ?
Le point décisif. Lequel ?
Ça devenait plus clair. Mais il manquait encore quelque chose.
Louise se rend souvent à Copenhague. Elle parle suédois.
Une secte ?
Bror Sundelius.
Qu’a dit Lennart Westin dans la cabine de pilotage ?
Voilà, il avait résumé la situation. Un homme sort de l’eau. Un homme dont la main ne tremble pas. Un excellent tireur.
Wallander alla jusqu’au mur et considéra la carte de Scanie. D’abord Hagestad. Maintenant Nybrostrand. Entre les deux : Ystad. Une zone très limitée, qui ne donnait aucun indice en soi. Wallander prit son bloc-notes et se rendit à la salle de réunion. Visages épuisés. Vêtements froissés, corps lourds. Et le tueur dort peut-être, pensa-t-il. Pendant que nous tâtonnons sur ses traces.
Ils firent le point. Aucune voiture n’avait été observée. Aucun autre tueur potentiel n’était apparu, ce qui était très important en soi. Personne n’avait pu se tenir caché à l’endroit où les photos devaient être prises, ni arriver de l’endroit où se trouvait vraisemblablement la voiture. Deux témoins, des gens du camping, avaient vu les jeunes mariés et le photographe arriver seuls sur les lieux. À ce moment-là, il n’y avait personne, l’endroit était désert.
La question du signalement se révéla plus complexe. Ils avaient tenté de recouper toutes les indications fournies par les témoins. Mais l’image d’ensemble restait floue. L’homme qu’ils recherchaient leur échappait toujours. Martinsson appela plusieurs fois Ann-Britt Höglund à son domicile pour discuter des informations qu’elle avait obtenues de son côté.
À la fin, ils durent se rendre à l’évidence : ils n’avançaient plus. Wallander parcourut ses notes.
— En résumé, on dispose d’un signalement très contradictoire. A-t-il les cheveux courts ou bien est-il chauve ? On a plusieurs avis sur cette question. À supposer qu’il ait des cheveux, on ne connaît pas leur couleur. Quant au visage, tout le monde semble d’accord pour dire qu’il n’est pas rond, mais plutôt allongé. « Chevalin » est un adjectif qui revient deux fois. De plus, tout le monde affirme qu’il n’était pas bronzé. Il est de taille normale ; là-dessus nous avons aussi une belle unanimité. Mais ça ne veut rien dire, sauf que ce n’est ni un nain, ni un géant. Il ne semble pas être gros. Il ne se déplace pas d’une manière caractéristique. Évidemment, personne n’a vu la couleur de ses yeux. Un homme qui promenait son chien est passé à cinq mètres de lui environ. Personne ne l’a vu de plus près. Quant à son âge, il règne une totale confusion. Les suppositions vont de vingt à soixante ans. Une petite majorité lui donne entre trente-cinq et quarante-cinq ans. Mais ça reste une hypothèse.
Wallander repoussa le bloc de papier.
— Autrement dit, nous n’avons aucun signalement. Nous savons que c’est un homme sans caractéristique particulière, qui n’est pas bronzé. Tout le reste est contradictoire.
Le silence pesait sur la table comme une chape. Wallander comprit qu’il devait immédiatement modifier cette atmosphère.
— Pourtant, c’est remarquable qu’on ait pu réunir toutes ces informations en si peu de temps. En continuant à travailler demain, on pourra établir beaucoup de choses. De plus, nous pouvons affirmer avec certitude que c’est lui que nous cherchons et ça, c’est capital. C’est même une percée décisive.
Ça, c’était le premier point. Ensuite, il leur résuma sa conversation avec Lone Kjaer à Copenhague. La femme du portrait n’était pas encore identifiée, mais on l’avait localisée ! Voilà pour le deuxième point.
Il était trois heures moins vingt. Ils se séparèrent rapidement. Seul Martinsson s’attarda. Le manque de sommeil rendait son visage tout gris.
— Interpol et le FBI ont commencé à nous envoyer de la documentation sur les Divine Movers. Il s’agirait d’un groupe schismatique issu d’une autre secte qui porte un nom bizarre, « les Filles de Jésus », qui à son tour a des racines dans le mouvement rasta, dans la mythologie grecque et d’autres choses encore. Le fondateur était un prêtre catholique d’Uruguay qui a été démis de ses fonctions parce qu’il était devenu fou. À l’asile, il a eu des visions et des relations. Au bout de quelque temps, on l’a relâché, ne me demande pas pourquoi, et il a fondé ce mouvement.
— Ce qui nous intéresse, l’interrompit Wallander, c’est la violence. Des membres de cette secte ont-ils été agressés auparavant ?
— Pas d’après les informations que j’ai là, mais je dois en recevoir davantage, à la fois de Washington et de Bruxelles. J’avais l’intention de m’y remettre après la réunion.
— Non, tu dois rentrer chez toi et dormir.
— Je croyais que c’était important ?
— Oui. Mais on n’a pas le temps de tout faire. Maintenant nous devons nous concentrer sur Nybrostrand. Notre dément n’avait pas beaucoup d’avance, cette fois-ci.
— Tu as changé d’avis ?
— Pourquoi ?
— Tu parles d’un dément.
— Un tueur est forcément dément. Mais il peut aussi être calculateur et lâche. Il peut être exactement comme toi et moi.
Martinsson hocha la tête sans parvenir à étouffer un bâillement.
— Je rentre, dit-il. Pourquoi suis-je devenu flic ?
Wallander ne répondit pas. Il alla chercher un autre café alors qu’il avait déjà mal au ventre, ramassa sa veste et resta un instant debout, indécis. Il était trop épuisé pour réfléchir. Mais sans doute aussi trop épuisé pour dormir.
Il se rassit dans son fauteuil. À côté du téléphone, il découvrit soudain un message précisant qu’il devait rappeler Linda. Le restaurant où elle travaillait était peut-être encore ouvert ? Il renonça à tenter sa chance. Il n’en avait pas la force.
Sous quelques documents, il aperçut la photocopie du portrait de Louise. Il la regarda. Le sentiment que quelque chose clochait lui revint. Distraitement, il rangea la photo dans la poche de sa veste et posa les pieds sur son bureau.
Il ferma les yeux pour les reposer de la lumière et s’endormit presque aussitôt.
Il se réveilla en sursaut. À un moment donné, dans son sommeil, il avait retiré ses pieds de la table ; une crampe au mollet l’avait réveillé. Il était quatre heures moins dix. Il avait dormi près d’une heure. Tout son corps lui faisait mal. Il resta longtemps immobile sans une seule pensée. Puis il alla aux toilettes et se rinça le visage. Auparavant, il avait fouillé ses tiroirs en vain à la recherche d’une brosse à dents.
Il était toujours en proie à la même lourde indécision. Il devait dormir, ne serait-ce que quelques heures. Il avait besoin de prendre un bain et de se changer. Il quitta le commissariat.
La brise était tiède. Il traversa à pied la ville déserte. En arrivant à Mariagatan, il décida de reporter le sommeil à plus tard. Il était quatre heures du matin. Il pourrait bientôt aller sonner à la porte de Bror Sundelius. L’ancien banquier avait été très clair sur ses habitudes matinales : toujours debout, rasé et habillé dès cinq heures. Wallander n’avait pas lâché la piste du lien avéré entre Svedberg, Sundelius et une plainte déposée onze ans plus tôt ; peut-être cela les rapprocherait-il du secret de Svedberg ?
Cette décision en suscita une autre. Il prit sa voiture et quitta la ville en direction de Nybrostrand. Les badauds devaient être partis à cette heure. Seuls les policiers de garde seraient encore là. Wallander savait qu’il découvrait souvent de nouveaux détails en retournant, seul, sur le lieu d’un crime.
Le trajet ne lui prit que quelques minutes. Comme prévu, tout était calme autour du périmètre de sécurité. Une voiture de police stationnait sur la plage. Quelqu’un dormait derrière le volant. Dehors, un policier fumait une cigarette. En s’approchant pour le saluer, Wallander découvrit que c’était le même qui avait monté la garde à l’entrée de la réserve quelques jours plus tôt. Certains détails revenaient sans cesse dans cette enquête.
— Tout est calme ?
— Les derniers curieux sont partis il y a un moment. Je ne sais pas ce qu’ils attendent.
— Rien, à mon avis. Juste la sensation d’être tout près de l’horreur en sachant qu’on n’est pas concerné.
Il enjamba le périmètre. Un projecteur solitaire éclairait l’herbe piétinée. Wallander se plaça à l’endroit supposé où s’était tenu le photographe. Puis il se retourna lentement et descendit jusqu’au trou creusé dans le sable — délimité lui aussi et recouvert d’une bâche. Celui qui s’assied là sur sa serviette rayée sait tout, pensa Wallander. Il n’est pas seulement bien informé ; il sait en détail ce qui va se produire ; comme s’il avait lui-même participé à l’élaboration du projet.
Était-ce possible ? En supposant que Rolf Haag ait eu un assistant qui connaissait en détail le projet de la séance photos, comment cet assistant aurait-il pu être au courant de la fête dans la réserve ? Comment pouvait-il connaître l’île de Bärnsö ? Et à quoi ressemblait sa relation avec Svedberg ?
Wallander écarta provisoirement cette idée, sans l’oublier pour autant. Il remonta vers les dunes en essayant de se représenter un type de victime — des jeunes gens déguisés — où Svedberg constituait l’exception. Mais cette exception pouvait s’expliquer : Svedberg n’était pas réellement une victime, il ne faisait pas partie du projet du tueur. Simplement, il s’était mis en travers de son chemin ; il avait franchi une limite invisible.
Wallander songea soudain que c’était peut-être aussi le cas du photographe. Il ne faisait pas partie des victimes programmées ; il représentait simplement un obstacle aux yeux du tueur. Restaient six jeunes gens déguisés. Six personnes heureuses en train de faire la fête. Il pensa à ce qu’avait dit Nyberg. On dirait que ce malade n’aime pas les gens heureux. Jusque-là, ça collait. Une surface cohérente. Mais cela ne suffisait pas. Il remonta jusqu’au chemin où le tueur avait dû laisser sa voiture. Là encore, c’était bien vu. Aucune maison à proximité. Pas de témoin.
Il revint par le même chemin. Le policier fumait toujours.
— Je pensais à ce qu’on disait tout à l’heure. (Il écrasa son mégot dans le sable.) Tous ces curieux : je suppose qu’on en ferait partie si on n’était pas policiers.
— Sûrement, dit Wallander.
— On voit beaucoup de types bizarres. Certains font même semblant de ne pas être intéressés, mais ça ne les empêche pas de rester là pendant des heures. Une des dernières à partir ce soir était une femme ; elle était déjà là quand j’ai pris la relève.
Wallander l’écoutait distraitement. Quitte à attendre — jusqu’à cinq heures, pourquoi pas ici ?
— Au début, j’ai cru que c’était quelqu’un que je connaissais, continua le policier. Que j’avais déjà vu. Mais en fait non.
Ces paroles imprégnèrent lentement la conscience de Wallander.
— Qu’est-ce que tu viens de dire ?
— J’ai cru reconnaître la femme qui me regardait de l’autre côté du périmètre. Mais je me trompais.
— Tu croyais l’avoir déjà vue, c’est ce que tu as dit ?
— J’ai cru que c’était quelqu’un de ma famille.
— Ce n’est pas la même chose, reconnaître quelqu’un et simplement croire qu’on l’a déjà vu ?
— Elle avait un air familier. Ça, c’est sûr.
Wallander pensa que c’était de la folie. Il tira cependant de sa poche le portrait de Louise.
— Regarde cette photo.
Le policier avait une lampe de poche. Il éclaira la copie et la regarda. Puis il leva les yeux vers Wallander.
— Comment pouvais-tu savoir que c’était elle ?
Wallander retint son souffle.
— Tu en es certain ?
— Oui, bien sûr. J’étais persuadé de l’avoir déjà vue.
Wallander jura en silence. Un policier plus expérimenté l’aurait peut-être identifiée et se serait arrangé pour la retenir. En même temps, il savait qu’il était injuste. Il y avait beaucoup de monde autour du périmètre ; ce jeune homme l’avait malgré tout reconnue et s’était souvenu de son visage.
— Où était-elle ?
Le policier éclaira un endroit, du côté du rivage.
— Combien de temps est-elle restée ?
— Plusieurs heures.
— Est-ce qu’elle était seule ?
Le policier réfléchit.
— Oui.
Il paraissait sûr de sa réponse.
— Et elle a été la dernière à partir ?
— L’une des dernières, en tout cas.
— Dans quelle direction ?
— Vers le camping.
— T’a-t-il semblé qu’elle se dirigeait vers une tente ou une caravane ?
— Je n’ai pas vu exactement où elle allait. Mais elle ne ressemblait pas aux gens qui vont dans les campings.
— À quoi ressemblent les gens qui vont dans les campings ? Plutôt, à quoi ressemblait-elle ?
— Elle était habillée en bleu. Je crois que ça s’appelle un tailleur-pantalon. Les gens des campings sont plutôt en survêtement.
— Si elle revient, préviens-moi. Transmets l’information au collègue qui te relèvera tout à l’heure. Avez-vous une photo d’elle dans la voiture ?
— Je peux le réveiller et lui poser la question.
— Ce n’est pas nécessaire.
Wallander lui donna la photo qu’il tenait à la main. Puis il s’en alla. Il était près de cinq heures. Sa fatigue avait diminué.
Le sentiment de toucher au but était maintenant très fort.
La femme prénommée Louise n’était pas la personne qu’ils cherchaient.
Mais elle connaissait l’identité du tueur.